World Wide West
Ce texte a paru dans la revue Error en octobre 2025. Il a été écrit à partir de quelques images extraites des films de Wim Wenders.
On habite la route pour habiter les signes d’un débordement. On y plante son ennui, remue la boue qui couvre notre désir d’extinction. Tout peuple son rebord de nos sommeils. Des images grises pour un paysage gris en dessous d’une lumière toujours identique à elle-même. L’artifice d’un motel vide en conjonction de l’artifice d’un ciel vide. On y cherche des brèches, mais il n’y a qu’un éternel grésillement de néons qui annonce des morts à venir. La foi demeure pure dans la croix et dans le dollar, dans leur surface lisse. On trace entre deux images d’une même résurrection, où toute valeur a disparu, un point de fuite, comme un infini pour se souvenir des peuples d’ombres qui se tenaient là entre le ciel et la terre. La route, c’est toujours une histoire d’enfance trahie que l’on traîne derrière nous, et dont le regard pur s’abîme dans les cahots ordinaires de nos existences. Mais la route dessine à son tour des croix sur notre chemin, obstrue un imaginaire qui tentait si fébrilement de résister, sans savoir vraiment à quoi il résistait encore. Mais tout s’efface dans le bruit du même. Il n’y a plus rien d’autre que des artères d’asphalte et le cadavre d’un territoire qui se convulse sous le poids du sable et des casinos. La mer n’est plus qu’une carte postale où l’on s’étend en attendant une quelconque Apocalypse. L’Amérique a vaincu, et attend d’être vaincue par elle-même. Elle règne de ses tiraillements sous la réalité des roches.
La mélancolie qui pousse sous le bitume serait comme le petit criquet de Pinocchio qui danserait dans le coin vide d’un tableau d’Edward Hopper. On s’amuse un peu triste de cette image. On y creuse une tombe aussi vaste qu’un nuage, et on y précipite tous les fantômes de tous les peuples que l’on massacra au nom de notre croyance dans le libre marché. On rebouche les trous. On fait de l’oubli un royaume. L’Ouest est sombre par sa lumière. Parfois l’image se suffit à elle-même pour porter quelque chose qui cherche à s’effriter entre nos doigts.
Subsiste comme une cicatrice la maladie de pousser à la mort des autres. Entre des immeubles indifférents, toujours identiques, la mort qui meurt quand même. Des trains qui passent, une photographie de train qui passe. Elle jaunit à vue d’œil. Des cages d’oiseaux dans des appartements vides, remplis de chants insensés, enfermés sur eux-mêmes. Et, entre deux villes de nos passés industriels, là où l’on jette à la mer plus de déchets que de prières, on construit des ponts comme des masques au-dessus de nos imperfections. On tente de s’éloigner du cœur des terres, là où subsistent les menaces du livre, là où elles flottent comme un orage prêt à retourner la terre du territoire. Tension d’amour et de mort dans chaque passant qui ignore le gouffre qu’il longe. Chaque passant doit ignorer le vide pour maintenir intacte sa citoyenneté, pour préserver la consistance du paysage dans le creux de l’image. Peupler une image et s’y terrer à jamais. Seules des lignes de fuite pour dire l’intérieur des gens, ce qui à bas bruit s’y éteint.
On tient son fusil tout près du cœur. Zoom sur l’arme qui masque le corps jusqu’à l’effacer. Fondu au noir. Le plan noir d’une image que l’on recouvre de poudre et de goudron. Exploration de la psyché dans une balade le long d’un trottoir qui ne connaît aucune courbe. Tout de droites et de déviances. On se jette sur les gens sans les toucher, et, de conscience en conscience, on vole leur image, on fait un portrait silencieux de l’Ouest. On le colonise. On y crée des hiérarchies d’argent. L’Ouest est une totalité de la carte qui pourrit de sa roture. Tout en lui creuse une absence. Absence de salut, celui qui va du particulier au collectif, qui se tient dans la chute des anges. Avec leur souhait aux anges de ne plus sauver personne, mais de se sauver avec nous. De tenir l’abstrait à distance. L’arme à feu chargée pour rejoindre la chair des choses malgré la laideur du monde.
Étoile solitaire abattue à l’aube du siècle. Le désert est une histoire du dedans. Un terrain vague de la fracture. Les couleurs s’étirent, raturent parfois des villes, mais cette Amérique-là, celle qui vacille sous la chape de ses virtualités, cherche dans sa propre fêlure les voies de sa suture. L’Amérique est l’image de l’Amérique, mais sous la poussière qui poudre celle-ci, sous son incessant commerce, les choses parfois ralentissent, s’effondrent et fabriquent un espace d’évasion. S’évader pour contempler le sable sous le béton, et se souvenir des Apaches et des Comanches pour survivre dans la salissure des jours, et rejoindre leurs esprits qui remuent faiblement sous le vernis de nos colonies.
Réf.
Wim Wenders, Alice in den Städten, 1974 ; Der Amerikanische Freund, 1977 ; Der Himmel über Berlin, 1987 ; Paris, Texas, 1984 ; Don’t Come Knocking, 2005.