Variations Breughel
Ce texte a paru dans la revue Error en octobre 2025. Il a été écrit à partir de quelques pages arrachées aux ouvrages d’Antoine Volodine.
Se tenir en équilibre sur des échafauds en bambou. Exotisme frelaté qui flotte dans cette bouteille d’alcool tiède. Acide pour un autre, le paysage au sang : palmiers brûlés au napalm. Pink paradise fait d’oiseaux et de prisonniers, de discriminations d’oiseaux et de prisonniers. On les cloue sans leurs plumes. Une violence qui refait le portrait de la foule à coups de coupe-coupe. Le marché est à ses incertitudes, mais on entasse quand même les os que l’on a récupérés le long de la route. Ritournelle pour musique brisée : on fait avaler à des violons des grenades. Petite sonate qui revient : les cris des oiseaux, des prisonniers, cloués.
Brillance dans ce qui gratte le sombre : éclairs de la mitraille. On tombe, mais on survit. On enroule les ruelles autour de notre cou. Sens unique : on trace des cicatrices au coin de nos yeux. Comme des fissures qui dessinent le plan d’un terrain vague à même les murs d’une prison. Bardo Thödol contre Bardo Töten. Des cellules où s’animent des lamas et des révolutionnaires, des êtres effondrés, mais qui s’effondrent encore. On digère les crânes, on rote leur moelle : éternel retour de la mise à mort. On tient entre ses doigts le plomb, l’os, la pierre. Ça roule lentement entre les doigts. Ça fracture la nuit. On se rit de l’astre, on vide son revolver sur sa peau vérolée : ouverture entre les mondes.
Trépanation pour les pas-encore-trépassés. On fait la queue silencieusement. Passer la lobotomie : passage du temps à l’envers des révolutions. Le réel cendreux sous nos scalps. On y voit mal, on perce des trous. Des personnages de chiffons pour tenir le décor. Abstraction des écorchures dans la tyrannie, dans le camp, dans l’amour que l’on achète au rabais. Parfois que l’on vend quand on a encore les tripes. Les phrases qui se mélangent dans la cuiller que l’on passe sur la flamme. Matière grise en allée : grisailles. Fuite des animaux : des yacks, des autruches, des louves. Une voix qui s’aliène, et des phalènes brumeuses qui l’accompagnent. Docilité dans le verbe et sous la lune, des hymnes qui s’entendent au-dedans des défaites. Ça meugle. Les arias s’élèvent pour se suspendre au tragique, et le tragique finit par s’abattre sur nous. Un haut-parleur que personne n’écoute : discours politiques pour l’égalitarisme parmi les insanes. Que peuvent faire les insanes de nos reflets si ce n’est les revendre à la baisse ? Le goût de la défaite, toujours, âpre et capiteux, qui aveugle comme les lumières du camp. Ce sable qui s’incruste sous l’occiput : on fabrique des espaces après le camp, après la mort. On travaille la défaite, au fer. On la densifie. Après la mort : il faut encore attendre. On pose son cerveau à côté de soi, on y écrase quelques cigarettes. Mauvais tabac roulé dans du papier journal. Attendre, encore : ils n’ont pas fini d’exécuter les morts.
Maximalisme et chute, vers l’électrique d’un Orient de l’Orient, enfoui sous la rouille. De ce rythme qui trébuche sur le supplice des autres. Pour tout futur : la recherche de l’oiseau mort, de ses rémiges brûlées. L’harmonie assassinée sous les drones. Un vautour moine qui masque l’œil de la machine.
Égarés avec les pleureuses. Parmi ces pierres qu’elles abandonnent dans nos bouches. Le portrait vacillant d’un insane : la photographie cornée d’un ancien membre de la nomenklatura. Ses ailes doubles pour cerner nos esprits doubles. Désert à perte de vue autour du camp : y planter secrètement nos fruits impossibles. Surfaces sèches, foisonnements du même : les élégances d’un cadavre qui enlève son chapeau à notre rencontre. Il a traversé la faim. Se tient très droit, son tube digestif empierré dans ses entrailles. Sa métamorphose de plumes pour redevenir ce que nous étions. Gaieté des conjurations : redevenir le charognard qui dépèce la charogne d’un autre charognard. Faire cercle dans la chair des mondes. Se contenter de passages. Ingérer les sceptres qui devinent nos identités malgré nos efforts pour les dissimuler. La nécropole des polices est sans issue. On fait de l’histoire une parure des morts, même si ça n’enlève rien à ce petit goût de métal qui se maintient sous notre langue.
Mouvement pur : une manière de se retirer, de dévier et de tournoyer. Des phrases d’oiseaux, qui rendent hommage à un oiseau qui chute. La totalité de notre conviction politique dans ces phrases. Ornithologie des massacres : notre seul manifeste.
Coterie des morts : la mémoire n’arrive plus à s’ancrer dans nos plaies. Ça suinte. Ils se mettent à sept pour tracer les plans de l’abattoir sur notre dos. On n’attend pas. On s’allonge sur le dos sur la terre : espoir sous la terre de la pénombre avant le silence. Pas loin de la mer qui se retire, se refuse à régurgiter nos camarades. Post-partum pour néant, post-étrangers sans visa, exo-exils, ennemis de l’intérieur : ça résiste contre les langueurs capitales de leurs rondes. Oubli de l’instant : sans régénérescence. Des pas-encore-fusillés qui parlent mal à leurs bourreaux : de l’ennui de l’attente de l’exécution de nos renaissances. Résistance à soi : pour rien. Et déjà vaincue, une ombre qui s’exécute sans attendre. Le canon dans la bouche d’une ombre. Que faire : rien. Elle dresse des monuments à la gloire d’une chute, quelconque.
Et puis il y eut tous ces chiens errants qui pissèrent sur nos cadavres. Des pigeons aussi qui pissèrent à leur manière. On observait sans bouger, pas tant par paralysie que par cet ennui d’attendre. Gloire et gloriole pour nos vieilles ruines sans monuments. Avec leurs souvenirs qui claquent des dents comme le battant d’un cercueil sous le vent d’est. Et tout faire pour ne pas regarder l’abîme droit dans les yeux. Surtout ne pas faire en sorte que. Et que l’abîme ne s’aperçoive de. On laisse donc les chiens et les pigeons pisser dans nos yeux. Il faut qu’ils demeurent grands ouverts, il faut recueillir le très peu de la lumière. Image contre image : on veut une boucle jusque dans la sonorité du mot. Une boucle ou une cellule. Un endroit creux où chanter. Avec le vent d’est. Un air du même entre les branches des hêtres noirs. On enterre la mélodie tout à l’intérieur de nos voix. Rugosité des cordes, dans et autour du cou. Intensifier ce cheminement de l’étouffement. Une boucle, un nœud. Un étouffement comme une multiplication. Y porter un flottement, une sorte de glissement sans objectif autre que lui-même. Quelque chose de clos qui sent la transpiration et l’abandon. Où l’on n’aurait pas honte d’être morts et de chanter.
Les écritures : clapier où l’on installe son silence. L’écrivain : chose à fusiller. On déboulonne la statue publique de l’écrivain. On exécute la statue. Il tapinait chichement, dit-on, fier de ses autorités. On trébuche sur un tas de cendres, petit, qui fut autrefois un livre. Il faut se venger : on donne des coups de pied, on s’acharne. Rien n’y fait. De la poussière qui volette dans une pièce vide. Un air marin dans les rideaux. Humidité du papier peint. Des moisissures comme des continents. On est de l’autre côté du tunnel, avec les triades et les polices secrètes. Un opéra chinois pour se divertir de notre noyade. La nation a beau instituer la noyade, la décréter d’utilité publique, le noyé demeure toujours redevable de ses poumons réfractaires. Et de ces petits crustacés qui vont droit à l’os. Direction : réincarnation plurielle, prendre la forme du plancton, désirer l’estomac des cétacés. Ça fait une communauté comme une autre dans l’abysse. Un antifascisme des bactéries. On se dissout avec.
La mort, c’est peut-être simplement une histoire de la couleur. L’étrange de la couleur du monde qui dialogue avec l’étrange de la couleur du soi. Y fabriquer un sentiment de clarté jusque dans les os. Des lignes, des cicatrices, des plaies par balles, la balle qui laisse une marque sur l’os, un calibre petit : ses saccades et ses débordements, jusqu’à la dissipation, pour que la chair s’efface en une sensation plus vaste, plus abstraite de la brisure. Une sensation terreuse, mais ouverte aux ciels.
Renaissances : on tatoue des insultes sur nos paupières. Des mots très réactionnaires, à dire très bas. Une fraction de notre peau pour l’ennemi. Qui demeure l’ennemi de l’ennemi dans cette obscurité ? On s’enchaîne avec ce que l’on trouve. On attend que l’ennemi nous retrouve. Dans la même position couchée qu’avant son départ, attachés à des sols qui pèlent. Sous l’absence du signe, les squames du gravier, y attendre : s’enrager de ce destin d’attente. Disperser l’essaim avec un pistolet semi-automatique. Couvrir d’essence les archives, nos yeux qui lisent les archives. L’allumette. Crépitements : silence dans les yeux qui lisent. Une cigarette, s’égrènent une balle, deux. L’odeur de la poudre avant l’étincelle. Rester lire pour que les archives s’incrustent en nous. Nos yeux abandonnés parmi les flammes — da fé, pour le feu et pour la foi. La foi rouge qui se répand dans le vent d’est. Ces petites miettes de la multitude. Dernière décision politique de notre soviet mort : nous nous vouons à un pullulement des poubelles. Sicherheit contre Sicherheit. Ça aboie au loin. On se souvient de la morsure des dogues. Lécher le sang. Tout boire avant que. Y distinguer son sang du sang de la bête. Sicherheit par la racine. Jusqu’à ce fourmillement qui abonde en notre chute. Notre nombre indistinct de corps qui chutent. Qui grouillent dans le noir.
Réf.
Antoine Volodine, Alto Solo ; Bardo or not Bardo ; Écrivains ; Lisbonne, dernière marge ; Nuit blanche en Balkhyrie.