Kadare, Le pont aux trois arches
Un pont, c’est toujours une histoire d’allégorie que l’on écrit avec de la pierre. Dans le béton des modernes ou dans le minéral du Moyen Âge. Avec ses légendes qui fleurissent à tout-va dans les interstices déformant le dessein des peuples. Leur utilité dissimulée, une rivière tumultueuse, des passeurs, un épileptique qui s’effondre face au cours des eaux : signe du destin, il faut construire un pont à l’endroit de l’épilepsie. La crise jette des passerelles entre les mondes. Puis : le labeur, le pont, sa construction, ses empêchements, du sang, des légendes comme des hommes, manipulées jusqu’à la défiguration. Et l’intérêt pécuniaire qui s’immisce, toujours. Le sacrificiel serait-il secrètement tarifaire ? L’Albanie qui flotte, avec son morcellement. Les Balkans et la division, la langue qui se multiplie. La menace turque, la fin de Byzance, l’émiettement face à l’Empire. L’Ouyane maudite : une lutte pour le passage, pour sa maîtrise. Payer pour passer. Le progrès qui remplace un exploiteur par un autre. Les monopoles vont et viennent, comme les monarques dans les ratures de l’Histoire. Et cette lutte arrosée de sang. Et le sang que l’on explique par d’anciennes fables. Un moine raconte cette lutte, coupable de véhiculer les fables, et avec elles le sang. Il chronique pour résister. Il tente de sauvegarder la mémoire d’une terre contre ce qui vient, il présage l’avenir, l’impossibilité de faire perdurer la libre parole, la menace qui pèse sur la pluralité des langues, sur une culture ancestrale. L’Albanie éternelle aussi grande et rayonnante que sa voisine grecque ? Construire le maudit, et contre le maudit se reconstruit inévitablement le maudit. La géographie semble triompher de l’histoire, plus tenace en ses ténèbres. Et cette part de ténèbres qui entoure l’auteur. Ismail Kadare écrit ce texte entre 1976 et 1978, période à laquelle il a l’interdiction de publier, en cette République populaire d’Albanie. Contre les légendes règne l’athéisme d’État sur la terre d’Enver Hoxha. Admiration pour Staline, séparation avec l’URSS poststalinienne, accointances maoïstes, puis retour aux fondamentaux en 1978. Rupture avec les Chinois, isolationnisme, et le précipice du « socialisme dans un seul pays ». Quelques années plus tard, en 1982, Kadare fut élevé au titre d’ennemi du régime. Son histoire de pont est peut-être une histoire de la brisure des ponts. Dans les fissures qui disent des légendes plus grandes que les roitelets qui tentent de les contenir.
Réf.
Ismail Kadare, Le pont aux trois arches, trad. Jusuf Vrioni, Fayard, 1989.