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Johnson, Un pont sur la brume

Du côté des ombres gigantesques qui peuplent la brume, tantôt poissons, tantôt géants, toujours menaces qui happent la vie au cœur de l’opaque. Étouffement des sons qui obstruent la vue, qui cisaillent l’Empire. C’est comme un amour du smog qui nous revient, cette chose corrosive dans laquelle on aime se noyer jusqu’à la mélancolie. Mais la mélancolie n’a plus sa place dans l’incertitude du passage. Un pont à travers le mist, un pont contre la brume, pour l’humain, ou, dans l’abandon du mystère, un pont contre l’humain, malgré la brume. Ce qui se bâtit oblige à délaisser le légendaire, la nature capricieuse des fleuves qui enserrent le monde. L’homme s’oublie, il construit. Une idée comme un pont au-dessus d’une tension symbolique. Et cette brume réside entre la nature de l’eau et du ciel, ni écume ni boue, on y flotte, on y voit des formes, parfois des flamboiements qui s’y résorbent. Et l’invisible qui ronge silencieusement ce qu’il peut encore de nous. C’est dans cette dévoration que poussent les légendes : un peuple de géants attirés par les explosions, les bruits sourds et graves. Mais du micro au macro, cet entre-deux des substances reste une menace sourde, qui peut à tout moment précipiter la vie dans le recouvrement de son silence. La brume, c’est peut-être ce flottement qui nous fait vivre malgré nous. Un écoulement comme une incertitude.

Ou alors la brume comme seul sentiment de l’effroi, de la lutte contre l’effroi. L’humain refuse : on ne peut pas se contenter d’une nature qui oppresse, on doit la vaincre. Dualité entre l’interrogation sur la substance du monde et l’impossible résistance de l’humain à celle-ci. Mais ici, le récit trébuche. Point de résistance sociale. L’Empire où se déroule l’action semble bien paisible, les travailleurs béats. Ils crèvent, gueulent un peu, le patron se pare de son chagrin. Mais tout continue malgré les morts. Toute grogne de Marx n’a pas sa place. Délicatesse du génie civil et abandon des sueurs qui y grouillent. Poétique des éléments tout en murmures, mais aucune cicatrice sous le joug des maîtres. L’interstice en la matière, interstice pour lui-même. L’humain, sans sa souffrance comme une abstraction sale. On tente de s’extraire de la question du BTP. Sinon ça devient un peu niais. Et, malgré les croyances de notre époque, même les marxiens ont un cœur, mais tout rouillé et bringuebalant. Mieux vaut donc stagner du côté de l’allégorie, se contenter de la douceur, et c’est déjà bien. On se résigne, loin des ponts construits au péril de la vie elle-même, la vie petite et ouvrière, on avance pour que perdure quelque chose, on traverse la brume. Envoûté par son calme diaphane. Et on survit malgré elle. Un peu pour elle aussi.

Mais tout finit mal. Avec le texte qui se salit d’une citation. Ça te dit que pour être un chef, il faut se faire pont. Parole de gallois, parole de galeux. Et chef de qui ? De quelles souffrances d’abstraction ? Nous nous essuyons les mains dans cette abstraction, songeant avec tristesse à la seule question qui tournoie en nous : comment serait organisé le syndicat des travailleurs de la brume ? Nietzsche quant à lui, contre cette pensée du chef, nous emmurait déjà dans l’idée de pont sans nous y condamner : « Ce qui est grand dans l’homme c’est qu’il est un pont et non un but : ce que l’on peut aimer dans l’homme, c’est qu’il est une transition et qu’il est un déclin. » Il faut donc choisir le déclin.

Réf.

Kij Johnson, Un pont sur la brume, trad. Sylvie Denis, Le Bélial’, 2016.

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